Un chateau en Espagne
Tome 1: Comment éduquer une chèvre
Extrait(S)
Je suis rentré dans le village à l’envers, en lui tournant le dos, le derrière sur le plateau-repas. Les jambes pendantes, les bras posés sur mes valises, une de chaque côté de moi. C’est assez bizarre de découvrir un nouvel endroit comme cela, comme si l’on y entrait à reculons. Alors que j’avais tout plaqué pour venir ici. Mais en fait, c’était la meilleure manière de le découvrir. Au lieu de tout voir d’un coup, je le découvrais petit à petit. Un peu comme un puzzle auquel on rajoute un petit morceau à la fois, mais qui se complète sous nos yeux et commence à représenter une scène reconnaissable. Chacune des pièces et chacun des éléments qui allaient faire partie de ma vie construisaient un décor sous mes yeux. Un Lego taille réelle. J’avais le temps d’apprécier brièvement chaque pièce avant qu’elle ne s’intègre dans l’ensemble.
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Dans la rue le remue-ménage bat son plein. Partout, des petites grappes de dames âgées, habillées de noir principalement, un peu comme des raisins trop mûrs, en train de parler et de gesticuler. De temps en temps, l’un des raisins change de grappe, va voir un autre groupe et la conversation reprend de plus belle, alimentée par les commentaires de la nouvelle arrivée. Depuis que je suis ici, je n’ai jamais vu autant de monde dans la rue en même temps. Leurs maris, un peu inquiétés par ce tapage, forment des petites grappes à eux, qui évitent soigneusement les groupes de femmes, de peur de se faire alpaguer par ces harpies. Ils les regardent, un peu inquiets, entre la peur de se faire incendier pour une effraction qu’ils n’ont pas commise et la peur de ne pas avoir un repas chaud à midi si cette situation ne se résout pas très vite. Mais ils reconnaissent tous le besoin qu’ont leurs femmes à échanger sur le sujet. Pour marquer le respect qu’ils ont pour l’inquiétude de leurs épouses, il n’y a même personne dans le bar. Le tavernier, Esmeralda et moi-même sommes seuls. Je reçois de la part des hommes dans la rue des regards envieux.
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Dans des centaines d’années, un archéologue trouvera dans ce désert les restes d’un corps humain entouré de deux valises et des effets qu’elles contenaient. Ils déduiront que cette momie a été enterrée de manière rituelle avec ses objets les plus précieux, afin que ceux-ci l’accompagnent dans l’autre monde. Je ne sais pas ce que José le videur a bien pu mettre dans les valises, mais vu le poids, il y a au moins mon sofa, ma collection de CD de Bruce Springsteen, Iron Maiden et Tiesto, tous mes costards et toutes mes paires de chaussures, les casseroles et ma femme de ménage qui passait par là par hasard.
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Quand je vois Dulcinea, aujourd’hui, je comprends tout ce qu’elle a perdu. Elle avait l’amour, un fils formidable, des pensées d’avenir, un futur qu’elle s’imaginait avec son mari. Elle est belle, elle est gentille. C’est une bosseuse qui ne demande rien à personne. Mais elle avait tout. La balance penchait trop d’un côté. Contrairement à ce que disait ma tante, le diable n’est pas faire l’amour, ou aimer, ou vivre. Le boulot du diable n’est autre que de faire le tour des gens qui habitent sur cette Terre. Il vérifie leurs balances. Quand elles penchent trop du côté du bonheur, il va les équilibrer. Et pour bien faire les choses, il attend qu’elles penchent bien et que le plateau du bonheur déborde. Pour pouvoir décharger le plus de problèmes et malheurs possible de l’autre côté. Il attend, et patiente. Quand ça fait le plus mal, il déverse sa bile, ses malédictions, et t’enlève l’être qui te détruira. Un enfant, un mari, une femme, une fille. Il se fait un malin plaisir de faire ça. C’est ça, le diable. C’est ce qui est arrivé à Dulcinea.(…)
Tu dois penser que je suis débile avec mes pensées. De te parler de Dieu et du diable et de plateaux. Mais tu vois, j’ai toujours pensé que chacun voyait le monde comme il le peut, avec le filtre de l’éducation qu’il a reçue. Moi, j’ai été élevée dans un environnement dans lequel on me remplissait les oreilles sans cesse d’histoires du bien et du mal. Du Diable et de Dieu et de leur lutte éternelle. Je les vois aujourd’hui parfois un peu comme deux gamins dans la cour de récré de l’école, en train de se chamailler pour des billes que l’un aurait perdues et que l’autre aurait gagnées. Nos âmes. Des billes. Mais j’ai été empreinte de ces images et ne peux m’en défaire.
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Dans le noir, je devine qu’elle tourne son visage vers moi.
— Alors voilà, je viens te le dire sans avoir à te regarder en face. Laisse-moi en paix. Fais ce que tu as besoin de faire. J’aime ce que tu fais pour les autres, avec le saint. Je comprends. Mais voilà, c’est exactement toi. Tu observes à distance, et tu vois la douleur, de loin, sans vraiment vouloir y toucher. Tu la tritures, et tu choisis une des douleurs, que tu peux régler à distance, sans te mouiller, sans t’impliquer. Tu fais de bonnes choses, mais tu le fais comme un robot. Tu es un observateur, tu n’es pas investi. Alors ma recommandation pour toi est la suivante. Rentre aux États-Unis. Essaie de réorganiser ta vie là-bas. Tu viens de faire ta crise des 35 ans. Tu viens de faire ce voyage en Europe dont tous les Américains rêvent à l’adolescence. Tu verras, rentre et tout ça s’estompera petit à petit. De toute façon, tu n’as même plus de maison. C’est un signe.
Elle se lève. Pour m’empêcher de me lever à mon tour, elle pose sa main sur ma poitrine, là où ça fait mal, soudainement.
— Merci de m’avoir fait rêver un peu à nouveau, et merci de m’avoir montré à nouveau ce que je dois faire. Merci de m’avoir redonné de la force et la conviction d’avancer.